François CIPOLLONE – Géographe
L’émigration italienne est-elle l’exode des affamés de la terre?
S’apparente-t-elle à l’exode des Hébreux fuyant la terre d’Egypte?
A la diaspora juive après la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en 70?
L’émigration italienne,que nous qualifions d’historique et qui s’étale entre1875 et 1985, c’est l’odyssée de « l’Ulisse collettivo »italien,comme le dit si bien Emilio Franzina. C’est la manifestation d’un mode de vie d’un peuple qui a comme vecteur la mobilité et comme espace le monde entier. La culture italienne est transnationale et cosmopolite.
Cette façon d’être de vivre et d’agir s’est faite dans un cadre géographique particulier, dans “ce vaisseau au coeur de la méditerranée” comme vient de le dire René Maury, géographe, avant tout, mais poète aussi, au cours d’une Histoire où l’espace était ouvert, ouvert jusqu’aux confins du monde connu, où il n y avait ni passeport ni police des frontières. Tout homme courageux, libre et entreprenant pouvait aller et venir. Nous avons au cours de ces siècles du M-A et des temps modernes les prémisses des grandes migrations à venir.
Celles-ci débutent au moment où l’Europe et le monde sont structurés en Etats, politiquement, avec des frontières qui sont des limites, mais où l’économie et la société sont organisées sur le mode capitaliste qui lui est de nature transnational :il se déplace au gré de ses intérêts et fait se dilater ainsi le marché du travail. Les Italiens habitués à se déplacer, n’hésitent pas à comparer les marchés du travail et partir vers celui qui correspond le mieux à leurs projets familiaux en vue d’assurer la sécurité économique de la famille. Ainsi de 1875 à 1985 le monde voit surgir d’Italie des flux puissants et massifs d’émigrants qui se dirigent dans toutes les directions, vers tous les continents et tous les grands pays.
L’histoire de cette émigration c’est l’histoire de l’Italie car elle concerne la société italienne tout entière. Il ne s’agit pas d’une fuite de miséreux ballottés d’un lieu à l’autre au gré des circonstances, mais des acteurs libres de leurs choix,conscients des enjeux en présence, pour eux, pour leurs concitoyens et pour l’Etat.
C’est donc tout le pays qui est mobilisé : les migrants eux mêmes et le clan familial, la foule des agents d’émigration,les centaines de compagnies de navigation, les autorités portuaires les banques et compagnies d’assurances et enfin l’Etat qui sous la pression des migrants fera tout son possible pour faire valoir au plan Européen au moins la libre circulation des hommes. Celle-ci n’a pas toujours été accordée aux immigrés par les pays “d’accueil”: certains se ferment d’autres s’en prennent physiquement aux personnes considérés comme des étrangers indésirables.
Les Rivages où aborderont les Italiens sont répartis dans le monde entier,sur tous les continents,ce qui est une spécificité italienne. Dans le nombre il y en a un qui est privilégié, en dépit de certains déboires que nos migrants y vivront : c’est la France, la soeur latine.
L’Ulysse s’est-il retiré dans une Italie recroquevillée sur elle-même? A en croire certains on pourrait le penser, mais notre ami Français d’Italie et Italophile merveilleux, R. Maury va nous dire, documents à l’appui, qu’il n’en est rien, car la culture de la mobilité et l’ouverture restent encrés chez les Italiens.
LES PREMISSES DE L’ODYSSEE DES ITALIENS
Les Italiens bien avant qu’ils ne soient une Nation se déplaçaient, étaient en mouvement sur des distances de voisinage mais également « au-delà des monts et des mers. Ce n’étaient pas les masses, mais localement les paysans et à plus longue distance l’élite : bourgeois, marchands, banquiers et la masse des intellectuels, artistes, religieux ; un nombre élevé de professionnels de l’artisanat de luxe. Sans compter bien entendu la foule nobiliaire et aristocratique .Ce n’étaient pas des millions, mais des milliers sûrement ces hommes, producteurs de culture, de technique et de civilisation, qui ont tracé les chemins de l’émigration.
Du temps de l’Italie des siècles d’or (1250 1450), il y a eu des “ondate di italianità” qui périodiquement “s’allargavano” de la Péninsule. Ce sont les années où le centre du monde EST la Méditerranée et où l’Italie exerce le primat économique et culturel sur le monde .C’est la période des cités–Etats prestigieuses: Venise, Gênes, Milan, Florence; des puissances complètes comme Rome ou SURTOUT le Royaume de Naples et la Sicile.
Marchands, commerçants, financiers, religieux, artisans, intellectuels et artistes, TRAFICANTS DE TOUT GENRE, partent vers le Levant, vers l’Afrique du Nord, mais aussi vers l’Espagne, la France, l’Angleterre et l’Europe germanique et nordique. Ils apportent leurs savoirs, leurs savoir-faire, la civilisation, et bien sûr la religion. Et bien souvent on les paye confortablement. Mais les étrangers viennent aussi, s’installent, exemple le FONDACO dei TEDESCHI à Venise, I CATALANI à Naples que les guerres et les affaires dynastiques mélangent…
Dès que le CENTRE du monde se déplace vers l’Atlantique, à partir de la découverte du NOUVEAU MONDE, l’Italie perdra le primat économique, TOUT EN CONSERVANT, durant le RINASCIMENTO (Renaissance) et la Contre Réforme le primat culturel. Les partants exportent l’art, la culture, les techniques. Des cités se spécialisent dans la production de culture exportable: écrivains, juristes, avocats partaient de Bologne, Padoue; architectes et artistes de Rome et Florence; chanteurs, musiciens, acteurs de Rome et de Naples, ETC. Tout ce monde était sollicité, exemple de taille : LEONARD DE VINCI que François I° fit venir à Fontainebleau et qu’il nomma « premier peintre, architecte du roi ».
On pourrait évoquer l’influence des Médicis de Florence sur la France avec Catherine fille de Laurent II de Médicis qui épouse Henri II en 1533, et Marie de Médicis, « La Reine Margot » qui épouse Henri IV. Elles s’entourent d’une cour peuplée d’artistes, de politiciens, d’aventuriers italiens Pour la petite histoire, Catherine apporta dans ses bagages la FOURCHETTE. Ensuite Il y aura MAZARIN, LULLI le musicien de Louis XIV.
Petite histoire encore : Un gentilhomme de Palerme, Procopio Dei Coltelli ouvre le PROCOPE en 1674 (ouvert aux dames et on y proposait thé, café, chocolat, c’était très à la mode). Sans considérer les voyages des étrangers DU GRAND TOUR en ITALIE ( MONTAIGNE, RONSART… bien plus tard LAMARTINE, GOETHE). L’Italie: un monde ouvert et en mouvement, un monde où résonnaient encore les paroles de Dante “la mia patria è ill mondo”.
Avec la décadence économique et culturelle, suivie des guerres et de la domination Française puis Espagnole et Autrichienne, les mouvements migratoires changent. Il y a toujours des départs vers l’étranger et comme autrefois c’est toujours l’élite qui émigre du moins jusqu’au début des années 18oo. Un proverbe populaire disait : « Dans n’importe quelle région du monde qu’on soit,si l’on casse un œuf, il en sort un gênois ». (Donna R. Gabaccia, Emigranti p. 16)
Mais les masses populaires sont elles aussi, maintenant, en mouvement. Les paysans, les bergers, les artisans et les petits commerçants ont toujours cherché des travaux saisonniers dans les régions voisines, se déplaçant des montagnes vers la plaineet la zonz côtière, ou bien vers les vallées suisses, françaises. Dans les régions du septentrionales et surtout centrales les métayers qui par familles entièresse déplaçaient pour mettre en valeur les espaces encore peu peuplés. C’est le système de la MEZZADRIA. Dans le Mezzogiorno, la masse des paysans des zones montagneuses et collinaires partent définitivement comme braccianti vers les Latifundia du Latium, de Campanie, de Sicile. Retenons également l’importance de la transhumance,dans un pays si varié au niveau relief, paysages et climats On sait aujourd’hui que la Péninsule tout entière était en mouvement. A ce sujet Giovanni Pizzorusso (in Partenze p 7) distingue 4 modèles régionaux d’émigration. Ce qui fait l’intérêt de ces modèles ce sont les stratégies qui sont mises en oeuvre par les migrants pour rentabiliser au maximum leur déplacement. Ces stratégies serviront de moule, de matrice aux futurs émigrants vers l’étranger Il leur suffira de suivre les routes et les voies que traceront à partir de 1800-1820 les GIROVAGHI.
Avec le Risorgimento, il y a trois faits nouveaux qui se rapportent à l’émigration “vraie” et qu’il faudrait approfondir. Il y a d’abord un nombre élevé d’émigrés politiques, les exilés (plusieurs milliers de Mazziniens et de modérés). Ensuite on assiste aux débuts des grandes migrations de masse avec les » Girovaghi » et « professionisti ». Enfin le troisème fait, c’est l’émigration « oltremare» qui est maintenant quantifiable.
Selon Leone Carpi ( Delle colonie e dell’emigrazione d’Italiani all’estero, Milan 1874), entre 1789 et 1871, près de 550.000 » emigrati per lavoro » se seraient installés à l’étranger, dot 56% aux Amériques : 9% aux E.U, 47% en Amérique Latine A ceux là on peut ajouter : l’élite 677 personnes ( Ugo E. Imperatori, Dizionario di Italiani all’estero,Gênes 1956) et les exilés 2839 (Donna R. Gabaccia,Emigranti p. 47) Les exilés et l’élite se dirigent à plus de 80% vers Europe.
L’ULISSO COLLETTIVO: HISTOIRE D’UN TRANSNATIONALISME REUSSI (1876-1985)
La déferlante migratoire italienne commence lorsque s’achève l’Unité Italienne, mais les données ne sont fiables qu’à partir de 1876, avec la mise en place d’un Institut national de la statistique.
Ainsi entre cette date et 1985, 27,5 millions d’Italiens ont quitté leur pays. Mathématiquement cela représente un BOURG de 650 hab. qui se vide tous les jours et l’équivalent de Mulhouse et de son agglomération qui disparaît tous les ans. Ce sont en majorité des hommes jeunes, sans formation particulière, paysans avant tout, ouvriers aussi, également des citadins formés, surtout après 1945. Et aussi des femmes, 25 à 30% de émigrants.
Six régions (Piémont, Lombardie, Vénétie, Vénétie Giulienne., Campanie et Sicile) fournissent près de 60% des partants.
Le flot n’a été ralenti qu’entre 1930 et 1945, à cause du fascisme, de la crise et de la guerre. Mais même dans ce tumulte de l’histoire, il y a eu 1.120.000 Italiens qui ont bravé les risques et qui ont quitté le pays.
Quant aux destinations elles touchent le monde entier, mais avec des flux variables. Globalement : Europe 48% ; Extra européen 52%, ce qui est intéressant car ces départs lointains étaient souvent de courte durée, ou même des saisonniers.
Les destinations : en premier la France 6,3M, ensuite les E.U. 6,2M (sans doute dépassent la France avec les données inconnues pour 1870-76), et puis la Suisse 4,6M, l’Allemagne 3, l’Argentine 2,9M, le Brésil1,4.
Les 2 premiers pays, la France et les E.U. totalisent 46% des émigrants italiens.
Il en retournera en Italie environ 10M. S’implantent doc à l’étranger plus de 17 M d’Italiens Cela fait un vide dans un pays qui en 1870 comptait 27M d’habitants.
Il est indéniable qu’une émigration aussi massive et durable pose de nombreuses interrogations dont une toute simple : comment se fait-il que les Italiens quittent massivement leur pays au moment l’Unité est réalisée et que le jeune Etat a besoin apparemment de tout un peuple pour créer une puissance. Les émigrants traîtres à leur patrie, ou l’Etat et la Nation qui, d’une façon délibérée, en accord avec le capitalisme italien, ont profité de la propension à émigrer des Italiens pour les contraindre à partir, les chasser et pratiquer ainsi,régulièrement « une sorte de décimation à l’échelle nationale » ? (Sergio Romano, Histoire de l’Italie du Risorgimento à nos jours, Seuil,Col. Points p.94).
Pour mieux comprendre proposons- nous d’analyser ce phénomène migratoire de longue durée en deux temps : voyons d’abord la déferlante impressionnante qui court entre 1876-1930, et puis la nouvelle émigration qui est une vague, moins puissante que la précédente, mais aussi longue en durée : des années 1930 au milieu des années 1980..
La déferlante du siècle (1876-1930)
C’est un mouvement que rien n’arrête complètement : ni la guerre de 14-18, ni la xénophobie des Français à Aigues-Mortes, des Américains de la Nouvelle Orléans, des planteurs de café au Brésil, ni Mussolini.
Ce sont 17,5 M de personnes qui partent, sur une période d’un peu plus de 50 ans.
En 1869, les Italiens qui quittent le territoire sont déjà 134.865. A partir de ce moment ils augmentent constamment et atteignent en 1913 un record : 872.598 émigrants.
En 1915, au moment où l’Italie s’engage dans le conflit 13,5 M d’Italiens ont émigré. Jusqu’au milieu des années 1880, ils se dirigent vers les nations européennes et surtout vers la France, ce sont les deux tiers qui viennent comme « voisins »Quant à la provenance, les trois quart sont des régions septentrionales. Après cette date ils traversent l’Atlantique : Argentine, Brésil et E.U. où débarquèrent en 1913, 376.776 Italiens. Le Mezzogiorno s’est mis en mouvement, massivement, (Sicile, Campanie, Abruzzes, Calabre : 45% du total des départs) et se dirige à 70% vers les Amériques.
La transition démographique de la population est d’évidence un facteur explicatif, comme c’est le cas pour d’autres pays Européens. Mais il y a des spécificités italiennes découlant de l’Unité Italienne et de la politique menée par les gouvernements successifs. L’unité économique du pays en supprimant toutes les barrières douanières intérieures et extérieures provoqua une concurrence sauvage pour le textiles et autres produit de petite industrie ou artisanaux, ainsi que pour les produits agricoles, blé, riz. Avec l’implacable loi du marché on aboutit à la transformation des structures d’exploitation des plaines et des vallées padane et de Toscane. La mezzadria et le fermage furent souvent supprimés au profit d’une exploitation de type capitaliste avec l’utilisation d’une main-d’œuvre réduite et d’appoint.
Dans le sud c’est l’Unité en soi qui a déstabilisé, réprimé, appauvri exacerbé les revendications paysannes et contraints les paysans, et les braccianti à l’émigration. Un seul exemple : la pression fiscale nouvelle sur la petite paysannerie et la taxe sur le macinato se sont traduites par la vente aux enchères de milliers de microfundia. Des faits précis dans mon village natal aux confins des Abruzzes.
A ces données il faut ajouter des éléments qu’on pourrait qualifier de facteurs exogènes. Il s’agit d’abord de l’appel des pays américains qui depuis l’abolition de l’esclavage demandent aux Italiens de venir peuples leurs pays (J. B. ALBERDI dit que « gouverner signifie peupler » in Donna R. Gorbaccia p. 80). Ensuite le CAPITAL INDUSTRIEL est en train de migrer vers les conurbations américaines, les mines et les plantations du nouveau monde. C’est ainsi que se créent des millions de postes de travail sur le marché du travail.
La suite sera explicable par ce processus.
Les Hommes qui s’en vont (77% de sexe masculin) connaissent seulement le travail des champs et ne peuvent être employés que pour des travaux sans qualification : travaux routiers, chemins de fer, bâtiment, mines. Les Italiens du Nord sont souvent embauchés dans l’agriculture, mais les Méridionaux préfèrent la ville pour gravir l’échelle sociale et parce que beaucoup ont un statut de « prolétariat » de grandes bourgades. Il y a aussi les petits propriétaires des régions de montagne qui veulent gagner beaucoup, épargner et revenir racheter leurs terres confisquées ou tout simplement s’agrandir.
La guerre elle-même affecte peu les départs : pendant les 4 ans de conflit il en part 1.100.000 (contre 2,7 au cours des 5 ans précédents : c’est que 60% vont vers les Amériques pendant les années de guerre. Par contre elle va provoquer une tragédie pour les émigrés installés en France, en Belgique, en Allemagne, entre la Ruhr, la Meuse et Moselle (quelques centaines de milliers). Ils commencèrent à fuir vers la fin du mois de juillet, et descendaient vers l’Italie en passant par Paris ou la gare de Lyon. D’autres se groupèrent au Luxembourg en attendant les évènements. On évalue à 350.000 les émigrés qui passèrent par la gare de Milan entre juillet et Août. Mais le total des rentrants est sans doute plus élevé : voisin de 470.000, dont 150.000 provenant de France, dont 43.000 de Paris. (Sergio Romano p.163). Ce retour massif vers la patrie dont certains sont revenus pour s’enrôler dans l’armée (exemple mon grand-père maternel), rappelaient à beaucoup de concitoyens que s’ils étaient des transnationaux ils n’étaient pas des apatrides .Ils étaient « l’autre Italie » qui n’avait pas peu fait pour participer au développement du pays, par les rentrées de devises. On peut être à la fois citoyen du monde et citoyen de son pays, de son village.
Entre 1920-1930 les données sont décroissantes, néanmoins il n’y a pas moins de 2,6 M d’émigrants. Il y a ici trois facteurs qui limitent les départs sans dissuader complètement : fermeture des E.U avec les lois des quotas de 1921 et 1924 et limitation au Brésil ; politique anti-migratoire du fascisme ; enfin la crise économique de 1929. Ce premier après guerre montre à la fois l’incapacité de l’Etat italien à élargir suffisamment le marché du travail pour occuper les travailleurs , les paysans en particulier ( même Mussolini avec une politique de prestige et d’armement n’a pas réussi), et cela montre aussi que les Italiens ont une capacité d’adaptations aux changements conjoncturels .C’est ainsi que par rapport à la fermeture des Etats américains ils réajustent leurs stratégies et s’en vont vers la France et vers l’Argentine qui restent ouvertes : ainsi la France en reçoit 45% et l’Argentine 20%.
Si nous envisageons les lieux de départ,on s’aperçoit que tout ce que nous venons de dire est confirmé encore mieux . En effet 59% des émigrants viennent des six régions septentrionales, c’est à dire des régions où l’industrialisation est maintenant largement entamée mais où le patronat est plus soucieux de laisser de côte toute « une armée de réserve inemployée » que de promouvoir le plein emploi. Quant au Sud avec 31% de départs ne boude pas l’Europe et la France en particulier, sachant qu’il n’a rien à attendre de Rome ou plus exactement de Milan et de Turin où se trouve le capital industriel et financier.
Parallèlement l’Etat signe des accords avec des pays européens pour qu’ils ouvrent largement les frontières à ses ressortissants (avec la France en 1919) ; Aux conférences internationales il fait des propositions pour la libre circulation des travailleurs .Par certains aspects c’est louable, cela va dans le sens de la tradition et de la culture italiennes de la migration et renforce l’idée de citoyen du monde. Mais les modalités des accords présentent des aspects mercantiles, très explicites, nous le verrons pour la période de l’après deuxième guerre mondiale.
Pour l’instant avant de continuer à voir tous les avantages que Nation italienne a reçus de ses « expatriés » (expression utilisée par Mussolini), en idées, valeurs et devises, parlons du rôle que les Italiens jouèrent dans les pays d’immigration et de l’accueil qu’ils y reçurent au cours de 50 années que nous venons de parcourir.
Les Italiens vu leur masse et leur faible qualification, acquièrent immédiatement deux caractéristiques apparemment contradictoires. Ils représentent une masse de travail que le patronat local peut exploiter à son gré pour tenir en respect la classe ouvrière. Mais ils sont en même temps un foyer de protestation et de révoltes, une terre sur laquelle les anarchistes et les socialistes peuvent semer leurs idées. D’où l’image à la fois de « jaunes » et de « subversifs » qui les accompagne dans plusieurs pays et qui les repousse dans des sortes de ghettos. Aux E.U. s’y ajoutent d’autres préjugés, de sorte que les Italiens sont « papistes » pour les protestants, « jaunes » pour les syndicalistes, anarchistes et mafiosi pour l’Etat et la HASP.
A la Nouvelle Orléans,le 14 mars 1891 une foule de manifestants (avocats, médecins,employés de banque etc.) marchent vers la prison où sont enfermés 9 Italiens qui accusés d’avoir assassiné le chef de la police, furent déclarés innocents et acquittés, faute de preuves. Les manifestants pendirent deux suspects et tuèrent à coups de carabine les 9 innocents. « Pour nous dira, le chef des manifestants, ceux-là n’étaient que des reptiles ».
En France, à Aigues-Mortes, en août 1893, 8 ouvriers italiens sont massacrés pars une foule hostile, xénophobe, aux cris de « Mort aux Italiens ».
Dans les deux cas il y eut des manifestations houleuses en Italie et dans le cas des E.U.,il y eut rupture des relations diplomatiques,avec la France on pratiqua l’apaisement diplomatique des deux cotés.
Deux épisodes parmi tant d’autres :Il y eut encore mort d’hommes aux E.U., à dix reprises entre 1893 et 1915. En 1920 éclate l’affaire Sacco et Vanzetti qui aboutit à leur exécution pour meurtre. Sans preuves certaines. Quant aux lois des quotas elles visent en premier les latins et notamment les Italiens.
Au Brésil il fallut que le gouvernement italien intervienne pour mettre fin au système des « schiavi bianchi » dans les fazendas.
En France il y eut aussi d’autres manifestations d’hostilité envers les Italiens :1894 à Lyon , dans la Meuse en 1901, en 1914 dans beaucoup de régions, surtout dans l’Est.
Au moment de la crise des milliers d’Italiens furent licenciés en premier et nombre d’entre eux furent contraints de rentrer.
Les problèmes d’accueil, les difficultés et les conflits ne doivent pas faire perdre de vue deux faits importants :en premier lieu les départs ne furent jamais freinés d’une façon significative,en dehors des lois restrictives et des atteintes à la dignité des personnes ; ensuite constatons qu’il n’y eut que 30% de retour en Italie entre 1900 et 1930 et que les 70% restants se sont installés définitivement ici et ailleurs et qu’ils se sont intégrés voire assimilés,comme ce fut le cas en France.
La nouvelle migration : 1930-1985
Avec l’arrivée des temps sombres de la marche à la guerre, avec en toile de fond la crise économique et la fermeture des Etats, l’émigration italienne demeure, mais elle change dans sa forme son volume et ses aspects. A la Libération les flux redeviennent imposants, mais l’émigration a changé de nature aussi, c’est une nouvelle émigration.
Mussolini règlemente, encadre tout mouvement migratoire interne et externe, il encourage les naissances et prône le retour à la mère patrie. Tout cet arsenal n’empêche pas le départ de près de 700.000 personnes, parmi lesquelles des clandestins et des fuorusciti. Il faut considérer donc que les candidats à l’émigration décident de partir car ils considèrent que la sécurité économique de la famille est mieux assurée en France, en Suisse ou en Argentine qu’en Italie. Ce sont des hommes plus âgés, car la transition démographique va vers la fin et la population vieillit. Par ailleurs les Méridionaux dominent, grâce à l’effet de proximité et à une écoute plus distante de la propagande fasciste.
La guerre va provoquer des drames dans le mondes des immigrés, surtout en France : luttes entre fascistes et réfugiés anti-fascistes ; agressions verbales de la part des autochtones, mises à l’écart, en résidence surveillée, retour vers l’Italie : 150.000 de France.
Il y eut de nombreux résistants mais autant qui partent au STO. Globalement une émigration de victimes d’un Etat totalitaire.
De la libération à la fin des années 70, l’Italie alimente de nouveau des flux migratoires imposants : 8M de personnes quittent le pays entre 1946 et 1985.
L’Italie retient davantage ses concitoyens grâce au « Boom economico ».La pression démographique diminue, l’âge moyen augmente, le dynamisme migratoire s’en ressent, surtout dans le Nord et le centre de l’Italie, où commencent à arriver des travailleurs de l’Italie du Sud. Le Mezzogiorno est devenu le premier fournisseur de main-d’œuvre aux régions industrielles d’Europe, des Amériques et d’Australie. Celui-ci qui représente 36% de la population italienne fournit 70%des émigrés vers l’Europe et près de 80% vers le reste du monde. Souvent les partants sont les enfants d’émigrés revenus en Italie après avoir amassé quelques économies aux Amériques. Ce fut le cas dans la famille de mes grands-parents maternels, et d’autres partants du bourg.
Les trajectoires de l’après guerre ont changées : les destinations extra européennes s’effondrent : Les Etats-Unis n’acceptent que le regroupement familial et l’Amérique Latine est en crise économique et politique.
Il a l’Australie qui accueille un contingent remarquable au cours des années 50-60 : 170000, et en tout pour la période : 350000. Ce pays n’attire pas outre mesure, à cause de la distance.
Il y a un flux exceptionnel vers l’Argentine entre 1946 et 1950 de près de 300.000 arrivées. A signaler qu’en 1953 accostèrent dans le port de Buenos Aires plusieurs « navi delle mogli », dans le cadre du regroupement familial. Il y eut aussi « les navi degli ingegnieri ».
Les émigrants sont plus formés qu’avant la guerre, il y a des centres de formation en Italie et dans certains pays d’accueil comme la France.
La France qui, à elle seule reçoit 1.800.000 immigrés transalpins, et est devenue depuis les années 1930 le premier pays d’accueil. Les Italiens dans ce pays sont maintenant « invisibles » : ils sont accueillis comme des cousins un peu turbulents, mais fréquentables .Ils sont même demandés.
D’autres pays européens les réclament aussi, de même que l’Argentine.
Les besoins en main-d’oeuvre sont pressants car il y a la reconstruction et les prémisses de l’expansion des « Trente Glorieuses ». Par ailleurs les populations des pays développés sont en phase finale de la transition démographique,sauf l’Italie, qui fait figure d’exception. C’est le seul pays développé présentant un réservoir de main-d’œuvre inoccupée ou fixée encore dans les campagnes et les montagnes.
L’Etat italien va s’approprier de tous ces travailleurs et va « les vendre au plus offrant » C’est ainsi qu’il signe des accords bilatéraux avec l’Argentine, avec la France et avec la Belgique. Avec ce dernier pays le marchandage est explicite: envoi en Italie de 200 Kg de charbon par jour et par émigrant italien travaillant dans une mine belge. En 1956 dans la tragédie de Marcinelle périront 156 mineurs italiens.
Mais les émigrants potentiels gardent leur liberté : Mussolini n’avait pas réussi à les enfermer dans la péninsule, les gouvernements d’après guerre n’obtiendront pas non plus les résultats escomptés. C’est ainsi que les émigrants furent moins nombreux à partir, d’une part ; ils choisirent de préférence les marchés du travail les plus rémunérateurs, d’autre part. En Europe les Italiens délaissèrent la France au profit de la Suisse, de l’Allemagne et du Luxembourg où les conditions de travail et les salaires étaient meilleurs.
L’Italie n’envoie plus des flux aussi massifs de par le monde, mais elle n’est pas fermée pour autant, bien au contraire ; elle n’a jamais été aussi ouverte : non seulement elle reste terre de départ, mais elle est devenue terre d’accueil.
ACTEURS ET STRATEGIES MIGRATOIRES
L’EMIGRANT : MAITRE DE SON DESTIN
«Un grande romanzo d’ellemigrazione italiana non è mai stato scritto » (Emilio Franzina, Partenze) Il est suffisamment informé,E. Franzina pour savoir que les temps ne sont pas encore arrivés pour qu’une telle légende des Siècles soit écrite.
Nous vivons des temps où l’émigrant italien est présenté comme un personnage négatif, comme un être ballotté par la misère et le désarroi, un être inculte voire analphabète. A croire que pendant 150 ans l’Italie n’a généré que misère et désespoir, de sorte que l’émigrant devient un fuyard, un indésirable de la démographie.
Les études parlent beaucoup « d’émigration de la misère » ou de simple expulsion démographique ». Cette présentation non seulement est discutable, mais en plus elle traduit une forme de mépris que manifestaient déjà, à la fin du XIX siècle, les classes dominantes vis-à-vis de leurs concitoyens émigrants. Ainsi FERRUCCIO MACOLA écrit en 1894 : « Nous n’avons pas droit au nom de grande nation, nous n’avons pas droit à l’orgueil des peuples civilisés, si les nôtres qui arrivent à l’étranger font croire, avec leur misère, que l’Italie est la Chine de la vieille Europe, non la terre d’un peuple qui descend des dominateurs du monde » ( L’Europe à la conquête de l’Amérique Latine, 1894
Pour L. BERTRAND, en 1904 « les Italiens ne sont que des meurt la faim ».
L’émigrant devient un mendiant, qui fuit, ballotté par les aléas de la vie, incapable d’assumer son destin sortant des normes sociales, dangereux, comme l’étaient pour la bourgeoisie parisienne au milieux du XIX°s » les classes populaires et qui ont inspiré un livre à L. Chevalier,au titre » classes laborieuses, classes dangereuses ».
Tout le monde sait que la misère engendre le vice et que le vice c’est une forme de pathologie. Si bien qu’en 1913, le directeur de l’asile de Ferrare,G. BOSCHI affirme : « L’émigration est plus fréquente dans les familles des aliénés que dans les familles épargnées par la psychopathie. L’émigration est un signe d’infériorité anthropologique du sujet » (Revista di emigrazione,1913,p 12
Nous retrouvons ainsi l’infériorité psychique, intellectuelle et sociale de l’émigrant, son incapacité donc à faire face à la réalité, alors il fuit
Même CAVANNA parle de « ces flots de montagnards rugueux chassés de leurs vallées par la misère »
Il faut revenir à la réalité et pour commencer revoir la théorie de F. BRAUDEL qui a été reprise par la plupart des auteurs d’ouvrages et à laquelle on fait dire que le trop plein des montagnes se déversait dans les plaines et les rivages, pour ne pas succomber à la faim.
F. BRAUDEL en effet écrit : « la montagne est une fabrique d’hommes et c’est de sa vie diffusée, prodiguée perdue éternellement que se nourrit l’histoire entière de la mer » ( La Méditerranée et le monde Méditerranéen à l’époque de Philippe II, Colin,1966,T1, p.127).
Des chercheurs italiens ( BEVILACQUA, PIZZORUSSO, LEVI, GUARINI et DELLA PINA) , reviennent sur ces régions Alpines et Apennines italiennes et montrent que : « ces hommes des montagnes ne s’enfuient pas d’un milieu rural hostile, miséreux et limité, mais se projettent vers une multiplicité d’activités réparties dans un espace plus large, plus vaste. Tout cela a donné lieu à une véritable attitude au mouvement, aux déplacements, à une capacité à s’adapter aux transformations et aux crises récurrentes, il s’agit d’une culture de la mobilité » in PARTENZE p.99
C’est sur ces bases que les auteurs ont distingué 4 aires régionales d’émigration, à l’intérieur desquelles les déplacements étaient le résultat de projets et de stratégies la plupart du temps familiales.
Nous avons là les matrices qui ont modelés les émigrants que nous étudions.
A Nogent sur Marne, en 1880 environ, nous avons des Italiens, paysans des hautes vallées de l’Apennin émilien, ( région de Plaisance , Parme) qui, comme leurs ancêtres sont venus comme ouvriers maçons ou manœuvres sur les chantiers du bâtiment et qui ne séjournent en région parisienne qu’une partie de l’année, généralement les mois d’hiver. Ils viennent parce que la famille a besoin de complément d’argent. Ils ont suivi sans doute les routes empruntées par les montreurs d’ours ou de singes qui quelques années plus tôt, ont parcouru la France et de là se sont déplacés vers la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. Ces pionniers vont à leur tour préparer en quelque sorte l’arrivée d’autres concitoyens qui eux vont s’installer définitivement en famille
Mon grand-père maternel a sans doute 25 ans lorsqu’il émigre à N-Y, la famille ne pouvant plus subvenir aux besoins élémentaires à la suite d’une imposition d’Etat forte et de l’absence de terres à louer. Le travail saisonnier sur place est engorgé par la poussée démographique et celui qui se présente en Terra di Lavoro est moins rémunérateur que celui en Amérique dont l’information est donnée à mon grand-père par une famille de propriétaires terriens et petit entrepreneur se rendant souvent à Caserta. Il laisse sa femme et ses filles. Il fait des aller et retours, mais revient en Italie pour participer la grande guerre .En 1919 il décide de repartir, mais le décès de sa femme remet le projet à plus tard. Pour le moment il cherche une nouvelle femme et se remarie. Mon grand-père, confie ses trois filles du premier mariage à sa nouvelle femme, la met enceinte de ma mère et repart pour New-York. Il y reste jusqu’en 1930 travaille beaucoup,périlleusement même,mène une vie sobre et austère supportant mal ses compatriotes et épargne tous les mois une grosse partie de son salaire qui est envoyée à sa femme avec ordre d’acheter toutes les terres disponibles .Ma grand-mère devient ainsi fondé de pouvoir de son mari Elle achète des terres,une maison d’habitation et une ferme. Elle est chef d’exploitation, embauche des journaliers marie les filles de son mari et ne regarde pas trop à la dépense.
Mon grand-père rentre définitivement à cause de la crise mais aussi parce qu’il n’était pas insensible à la propagande de Mussolini sur les vertus du retour vers la mère patrie.
Il devient un homme considéré et respectable, il tisse des liens avec ceux qui « comptent » dans le bourg. Chez lui c’est le chef de clan, la famille compte 4 enfants plus les trois filles mariées vivant chez elles, mais sous le regard de mon grand-père L’entreprise familiale est prospère elle réussit même à dégager un peu de liquidité
La guerre et l’immédiat après-guerre mettent en péril l’équilibre économique et financier de la famille : 4 ans de production insuffisante, en 46 dépréciation monétaire, inflation et enfin pléthore de force de travail : 5 adultes.
Mon grand-père qui tient toujours les commandes à plus de 60 ans diversifie les activités en faisant plus d’élevage et en chargeant son fils aîné d’aller travailler à l’extérieur : 2 jours par semaine il fait coiffeur les autres jours il transporte à dos de mule des produits alimentaires pour les épiceries et débits de boisson du bourg. A l’automne il devient bûcheron saisonnier dans les forêts domaniales et communales. La situation n’est plus viable donc il est chargé d’émigrer. Le choix se porte sur Buenos Aires, un parent étant installé là-bas, lui fait la « chiamata », lui assure le logement et le travail dans un atelier de menuiserie industrielle. Mon grand-père après bien des hésitations consent à hypothéquer une terre auprès de l’usurier « local » pour financer le voyage. L’équilibre financier revenait, mais mon oncle un an après rentrait définitivement pour raisons de santé. Il faut trouver une solution de rechange. Mon oncle qui est l’aîné est désigné comme seul successeur (le code napoléonien n’est pas appliqué, comme dans beaucoup de localités du Sud montagneux, pour ne pas morceler la microfundia)
La fille qui suit et qui a maintenant 20 ans se voit forcée d’épouser son fiancé par procuration et de le rejoindre en Argentine. A l’aide du réseau de connaissances les documents sont prêts en quelques mois et on l’embarque pour l’Argentine. L’année suivante son frère émigrait lui aussi mais au Vénézuela, appelé par son demi frère, sa femme restant au pays, mais quelques années après il rejoignait sa sœur en Argentine, et après avoir évalué les avantages qu’il y avait à s’implanter définitivement comme maçon il fit émigrer sa femme
Il y a dans ce cas, des stratégies migratoires familiales très élaborées avec des réseaux de connaissances familiales, claniques, de voisinages. .Il y a d’abord migration temporaire avec retour définitif, ensuite deuxième type migration définitive, mari et femme
Les familles qui ne pouvaient pas recourir à un tissus fort de relations parentales se trouvaient confrontés à de graves difficultés et au risque de voir compromettre le projet d’émigrer. A ce sujet Franco Ramella in Partenze distingue « familles fortes et familles faibles »
Dans le cas de mon grand père nous avons « une famille forte », de même que les cas d’émigration des métayers des régions centrales et septentrionales, qui par familles entières partent dans le Midi toulousain, pour repeupler et remettre en valeur cette région. Elles reproduisent le système de la Mezzadria
Le cas de notre famille est plus ambigu
Mon père quitte l’Italie le 4 avril 49 et se retrouve deux jours après sur le domaine agricole de Flamarens tout près de Lavaur et à une cinquantaine de kilomètres de Toulouse. Il laissait sa femme enceinte et deux garçons de 4 et 8 ans. Avant d’émigrer mon père avait quelques parcelles de terre qu’il travaillait sans grande conviction lorsqu’il était là ,le reste du temps c’était ma mère qui, avec l’aide de ses frères arrivait à sauver les récoltes. Celles–ci suffisaient à la consommation mais ne dégageaient pas de surplus pour la vente. Mon père donc était toujours en quête de travail salarié. Il était saisonnier : l’été dans l’agriculture ,en Terre di Lavoro, l’automne et l’hiver dans les « services » :électricien d’entretien sur le réseau local. Ces activités ne satisfaisaient plus la famille : absences répétée pour de faibles revenus. Des connaissances à lui, des amis et des membres de la famille amassaient beaucoup plus d’argent comme émigrés. Mon père commença par élaborer un projet d’émigration vers le Pérou, mais n’eut pas de réseau suffisamment étoffé pour aboutir au résultat. Il envisagea alors l’émigration vers l’Argentine, une destination pour laquelle la famille ne manquait pas de réseaux. La « chiamata »était prête, l’accueil assuré ainsi qu’un emploi, mais lorsqu’il se soucia de trouver le financement il s’aperçut qu’il n’avait aucun appui dans ce secteur. Même mon grand-père ne put ou ne voulut l’aider.
Enfin il tomba sur un petit « padrone » de circonstance qui proposa à mon père et à six autres concitoyens d’émigrer en France, où l’on recherchait de la main-d’œuvre dans l’agriculture, dans le sud-ouest. Mon père fait part de cette proposition à la famille élargie .Seul mon grand-père maternel « l’américain », émit des réserves sérieuses : « i Francesi sono di razza speciale », traduction ils sont orgueilleux et nous méprisent ; ils sont colonialistes et utilisent et exploitent « neri, arabi, marrochini… », allusion aux Marocains du Maréchal Juin qui traversent Gallo au moment de la bataille de Cassino. Ensuite on gagne mal sa vie dans ce pays et enfin le change n’est pas intéressant, expliqua-t-il. Il conseillait Buenos Aires., mais sans lui donner l’espoir de l’aider à trouver les 140000lires pour la Compagnie de navigation
Trois ans plus tard nous émigrâmes aussi dans le cadre du regroupement familial.
Dans ce cas la réussite n’est pas forcément au rendez-vous, la stratégie est déviée par l’intervention d’agent extérieurs : agents d’émigration, compagnies maritimes, banques…
AGENTS D’EMIGRATION ET INTERMEDIAIRES
Il y a d’abord des agences d’émigration, entreprises privées qui ont leur siège principal dans les ports d’embarquement pour les Amériques et autres pays lointains. Leur rôle c’est de recruter des émigrants et de les diriger vers les compagnies de navigation qui offraient la commission la plus élevée
Les agences eurent rapidement des agents auxiliaires implantés dans les circonscriptions territoriales où il y avait le plus de partants potentiels. Débordés par le nombre d’émigrants, les agents locaux recrutèrent des collaborateurs dans les campagnes, les bourgs et les hameaux. Il y eut une prolifération d’agents. Le Commissariat à l’Emigration, crée par le Gouvernement en 1901 estime leur nombre à 13000 à la veille de la guerre14-18(CE, Rome 1910). Cette chaîne d’intermédiaires jouait un triple rôle : publicité, recrutement, embarquement
Dans les fins fonds des régions italiennes, au début du XX° s surtout, ces agents se comportaient un peu comme les agents recruteurs de la Marine Royale ou des armées de Napoléon. La loi de 1901 disciplina leur activité, mais ne se donna pas les moyens de les contrôler ou de les remplacer par des agents de l’Etat. Au contraire la loi suscita des vocations d’agents clandestins qui recrutaient ainsi « des émigrants clandestins »
Le rôle de ces agents intermédiaires a été souvent dénoncé. Ils se seraient enrichis au détriment des émigrants, et pire ils auraient spolié parfois les plus crédules. Moreno Martellini, chercheur en histoire contemporaine,pense ( in Partenze p293)que leur condamnation globale est injuste,car il n’y eut qu’une infime minorité qui se montra malhonnête Car,dit-il,ce n’était pas dans leur intérêt,ils perdaient toute crédibilité par la suite Par ailleurs,n’oublions pas,poursuit-il, que le système était tellement décentralisé que l’agent en bout de chaîne pouvait être le cafetier,le barbier,le commerçant ou l’employé municipal du village. Ceux-ci de recruteurs devenaient des conseillers.
Mais un observateur de 1908 écrit « une race nouvelle de négriers, peu différente de l’ancienne pour l’avidité et le manque de scrupules…surgit par enchantement » ( Franzoni 1908,cité in Partenze p.294)
Il y a des patrons qui paient des agents recruteurs. Ainsi le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay envoient en Italie des agents pour susciter les départs vers leurs pays
Il y a aussi toute une catégorie déconcertante de recruteurs : des travailleurs italiens déjà installés qui sont envoyés en Italie par leur employeur et qui emportent dans leur valise des lettres d’embauche ainsi que des lettres « di richiamo « ( lettres d’appel, de caution) souvent extorquées sous la menace.
Ces agents offrent le voyage gratuit et le travail assuré. Cela est arrivé trop souvent, surtout pour le Brésil où les émigrés tombaient ainsi en servitude. La loi a mis fin à ce genre de contrat.
Il y avait des intermédiaires particuliers : les « padroni » et les « appaltatori » ils se ressemblent beaucoup, les historiens les confondent souvent, à juste titre
Les padroni dont les plus connus étaient appelés CAPORIONI (caïd, meneur) savaient où on demandait des ouvriers et possédaient un petit capital pour prêter la somme nécessaire au voyage Ils ne s’occupaient pas des papiers, mais du travail et prélevaient une certaine somme sur chaque travailleur. Il peut être mal honnête. Un travailleur du Massachussets raconte : « le padrone soutire 5 dollars de chaque malheureux immigré sur lequel il réussit à mettre la main et qu’il fait travailler… mais ce n’est pas tout. Deux ou trois semaines après, il le fait licencier afin qu’il puisse en faire embaucher des nouveaux Les victimes n’osent pas se plaindre de peur de subir de terribles représailles » (Amy A. Bernardy, Italie vagabonde. A travers les E.U. Turin 1913).
L’appaltatore (l’entrepreneur de main-d’œuvre ?) : recrutait des travailleurs, souvent saisonniers qu’ils conduisait sur le lieu de travail où il leur distribuait le travail et le salaire. Il se préoccupait de les loger et de les nourrir ; C’est ainsi qu’on recrutait dans les salines de Aigues-Mortes les ouvriers pour le travail de levage du sel.
Ce système existait encore vers les années 50 dans l’Italie Méridionale, pour les équipes de moissonneurs.
Il y avait les intermédiaires d’Etat, honnêtes mais redoutés et redoutables, car ils détenaient entre leurs mains le destin des émigrants : il s’agit des médecins, douaniers et contrôleurs qui dans des centres de regroupement, soit au départ, soit à l’arrivée, mettaient le tampon :apte ou inapte. Cela s’apparentait un peu à l’examen d’un animal sur un marché à bestiaux.
A Long Island où ont débarqué tous les Italiens (le 12 avril 1903, il en est arrivé plus de 6000 de Naples),(réf. G. Mazzucco, Vita 2003), il fallait se mettre tout nu pour constater la normalité de chacun : « la première chose qu’il doit faire en arrivant en Amérique c’est baisser son pantalon. En clair il doit montrer ses deux bijoux pandouillant… à des dizaines de juges…Il est tout nu debout affligé et offensé, tandis qu’ils sont habillés, assis… et arrogants » (Mazzucco,Vita,p19). Mais avant d’être accepté, il fallait subir un contrôle visuel redoutable. A l’aide d’un crochet à bottines, le médecin retournait très rapidement la paupière afin de déceler la présence de trachome, une maladie entraînant la cécité Mon grand-père faillit être renvoyé parce qu’il avait les yeux trop larmoyants. Les maladies étaient signalées par une lettre tracée à la craie sur l’épaule droite : X pour déficience mentale, E pour maladie des yeux, H pour le cœur. C’était impitoyable : des jeunes enfants, des vieillards trop faibles furent renvoyés seuls en Europe ; Statistiquement, cependant, seuls 2% furent refoulés définitivement
Pour l’émigration italienne d’après guerre en France, l’Office National d’Immigration installe en accord avec les autorités italiennes, un centre de recrutement de travailleurs italiens à Milan, dans les locaux de la caserne Garibaldi. Là, devant les médecins et secrétaires nous « baissâmes le pantalon », ma mère dut se mettre toute nue et nous fûmes déclarés bons pour l’émigration.
LES COMPAGNIES MARITIMES
Les compagnies maritimes ont joué un rôle de premier plan dans l’émigration italienne. Elles se sont occupées du recrutement, du transport, des contrats de travail, des économies des émigrés expédiées en Italie. Elles ont fait fortune car elles ont traité les émigrants comme une marchandise quelconque. On parle d’ailleurs de « tonnellate umane », pour dénoncer le mépris dans lequel les compagnies tiennent les émigrants.
Pour la première phase (1876-1930), les compagnies ont transporté plus de 9 millions d’émigrants vers le Nouveau Monde, tandis que pour l’après deuxième guerre mondiale ce sont 2 millions supplémentaires.
Les Compagnies Italiennes ont été surprises par l’ampleur de la vague migratoire. Elles n’étaient pas en mesure d’assurer seules le transport, aussi les Compagnies étrangères occupent-elles une place prépondérante. Ainsi, en 1910, sur les 32 paquebots qui quittent Naples pour les EU, 4 seulement appartiennent à des Compagnies Italiennes. Au premier semestre de 1913, sur 115 bateaux, 11 sont italiens . C’étaient des compagnies anglaises et allemandes qui dominaient.
Quant aux ports d’embarquement, le plus ancien à être en relation avec les Amériques, c’est Gênes qui jusqu’au début du XX° s, détient 60% des départs transocéaniques. Ensuite, c’est Naples qui prend la première place, de sorte qu’en 1913 le classement donne : Naples : 209000 embarquements, Gênes : 138000, Palerme : 62700, Messine : 6300. Mais jusqu’à la fin du XIX° s, beaucoup d’émigrants s’embarquaient dans des ports étrangers : Marseille, le Havre, Liverpool. C’étaient souvent pour des facilités de transport ou bien c’étaient des clandestins.
Les Compagnies n’hésitent pas à signer avec les pays d’accueil des accords par lesquels elles promettent de recruter et de transporter des paysans italiens pour mettre en valeur les terres et les plantations, en Argentine et au Brésil Le voyage étant financé par le pays d’accueil. En 1870 la compagnie Lavarello de Gênes traita, comme l’aurait fait un représentant de l’Etat italien, avec le président argentin Mitre.
Avant que l’Etat en 1901 ne légifère sur l’ensemble du problème de l’émigration,les Armateurs genois pratiquaient aussi une forme de spéculation financière,en créant des Agences chargées de récupérer et de gérer les économies que les émigrants envoyaient à leurs familles.
Les émigrants partis vers les Amériques ont voyagé dans des conditions terrifiantes. Les Compagnies maritimes cherchaient à augmenter les profits, sans se soucier du confort. En 1898, on utilisait des bateaux qui avaient servi à la traite des noirs. C’étaient, pour certains, des « carrette del mare »,pour d’autres « qualcune di queste vecchie navi ricorda i vascelli medievali stipati di schiavi ». (Une revue de 1903, in Partenze,p.245).
Les armateurs entassaient le plus d’émigrants possible,chaque passager disposait de moins de 2 mètres cubes de volume, l’hygiène, la sécurité, l’alimentation étaient déplorables,sans compter la promiscuité permanente qui ne permettait aucun moment d’intimité,ni de jour ni de nuit, malades, biens portants, jeunes ,vieux,hommes ,femmes ,tous pêle-mêle,supportaient tout en silence. Le capitaine déviait parfois de route,le naufrage pouvait survenir,ou le plus souvent,des épidémies à bord et la mort : Dans le Journal sanitaire de bord du paquebot « Cité de Turin »,parti de Gênes pour New-York en novembre 1905 on lit « jusqu’à aujourd’hui sur 600 embarqués,il y a eu 45 décès : 20 de fièvre typhoïde,10 de broncho-pneumonie,7 de rougeole,5 de la grippe et 3 d’accidents » (Partenze p.241).
Pour tout savoir sur la vie à bord d’un paquebot chargé d’émigrants, lire le beau livre de Edmondo De Amicis : « SULL’OCEANO ».Ecrit en 1889,il y retrace l’odyssée de 1600 émigrants, partis de Gênes pour Montevidéo, sur le Nord América en 1884. Dans le livre le bateau est baptisé « Le Galilée » pour éviter des ennuis avec l’armateur qui ne tenait pas à ce qu’on dévoile les conditions de vie des migrants Déjà le nombre :prévu pour 1200 passagers de 3° classe,on en avait entassé 400 de plus.
Avant de subir les mauvaises conditions à bord, l’émigrant devait supporter les longues attentes dans le port d’embarquement.
A Gênes, Naples et ailleurs arrivaient en permanence des foules bigarrées, bruyantes pressées de partir Ces foules restaient parfois plusieurs jours avant d’embarquer, elles suscitaient un peu de curiosité et beaucoup de peur ,car l’émigrant qui la compose est une figure sociale nouvelle qui envahit le paysage portuaire. Pour accueillir ces émigrants on vit apparaître une véritable économie souterraine qui vivait en exploitant encore un peu plus l’émigrant. Les agents conduisaient leurs clients dans de « locande » des auberges, des bouges infâmes loués par les habitants des ports qui faisaient payer directement l’émigrant Les conditions d’hébergement sont ainsi décrites : « une pièce privée d’air, humide, y dormaient 50 émigrants, la plupart par terre » (Archives de Gênes,cat.IV,b,809 in Partenze p.251).
Ceux qui souffraient le plus c’étaient les enfants et les femmes. Celles-ci subissaient par ailleurs brutalités physiques et viols. Personne ne les aidait, ni les plaignait. Pourquoi ? Une réponse :
« La femme par le mirage de l’Amérique perd tout sentiment d’affection pour le conjoint, pour les enfants et les parents…elle perd tout sens de la pudeur » (De Bonis de Nobili 1913, rapporte une note du Secrétariat Féminin à l’Emigration).
La situation s’améliore à la veille de la première guerre grâce à l’intervention de l’Etat, des associations comme celle de Monseigneur Scalabrini (évêque de Turin) et surtout grâce aux Etats-Unis. Ceux-ci, à partir de 1907 prennent des mesures de contrôle « de qualité » des flux migratoires qui consistaient à ne laisser rentrer aux EU que les émigrants « sains de corps et d’esprit ». Les compagnies font alors de plus en plus d’efforts afin que la force de travail ne soit pas endommagée.
L’émigration a joué un rôle fondamental dans l’économie des transports : elle a permis à la marine de muter, de passer de la voile à la vapeur. Mais au-delà il y a eu le développement d’activités industrielles dérivées : la sidérurgie, la construction navale, les industries mécaniques
Les Italiens de l’extérieur ont « financé », comme l’avait prévu et voulu le capitalisme italien et l’Etat, l’industrialisation du pays.
Le Président du Conseil De Gasperi parlant en 1946 de l’émigration conseillait aux Italiens « de reprendre les chemins du monde ».Ils l’ont fait, pérennisant ainsi leur culture de la mobilité et de l’ouverture.
Tous les continents et tous les grands pays développés ou en devenir ont vu aborder, par milliers des hommes, des femmes, des aventuriers du travail, des « battants » à la recherche , sinon du bonheur, du moins d’un mieux être et d’un mieux vivre. En Calabre un dicton affirme « Chi aveva ambizione iva ».
En tête il y a l’Amérique du Nord avec 6,2 M d’arrivants et 5,5 M d’installés, ensuite la France avec 6 M d’arrivants et 3,3 M d’installés ( 47% de départs contre 11,5 % pour les E.U.) ,puis la Suisse 4,5 et 2,5, l’Allemagne 3,3 et 2,35, l’Argentine 2,9 et 2,2, le Brésil 1,4 et 1,25, Australie 390000 et 300000 ; Les autres pays Européens, d’Amérique Latine, d’Afrique du Nord voire d’Asie ont reçu globalement 3,5 immigrants et 1,2 sont restés.
Aujourd’hui l’Italie s’enorgueillit d’avoir « l’Autre Italie » celle des Italiens à l’étranger et de descendants d’émigrés. Elle compterait 55 à 60 millions de personnes. Les chiffres importent peu pourvu qu’on réévalue mieux le rôle que les émigrants ont joué dans la recherche et l’établissement de solidarités internationales .Modestement et collectivement ils ont participé à l’ouverture des frontières des Etats européens et à leur Union